[Ecrit pour Evi.]
Elle dit
je suis désolée c'est toi que j'ai choisi.
Et sa voix tremble un peu. Juste un peu.
Elle dit
cela aurait pu être quelqu'un d'autre, pas n'importe qui mais, c'est vrai, cela aurait pu ne pas être toi, après tout. Tu pourrais être ailleurs, juste là en ce moment précis, et moi aussi. Hasard ou fatalité, c'est toi, pourtant – seulement toi et aucun autre. Et oh, si, je suis désolée...
Elle dit
tu sais, j'ai la tête qui tourne alors pardonne-moi si mes mots ne sont pas bien droits, si toutes mes phrases vont de travers, j'ai juste besoin de te parler parce que ça fait trop longtemps que je ne le fais plus – c'est comme si je l'avais oublié, un peu comme on oublie de faire du vélo – ce que je veux dire c'est que même s'il y a des automatismes cachés dans un coin poussiéreux de nos têtes, ce n'est pas si facile... c'est juste, quand tu n'es pas monté sur deux roues depuis longtemps, au début tu vacilles un peu, non ? Le temps de retrouver tes marques. Et bien tu vois, c'est un peu ça, c'est ce moment-là, comme si je me souvenais à peine des mots, comme si je me souvenais du sens – il faut le temps de se remettre sur les rails.
Elle dit
il y a eu un temps où tout était facile, mais il me semble tellement loin que même son goût me demeure à présent inaccessible. Je ne sais plus comment faire pour me lever et vivre une petite vie normale. Regarde-moi et dis-toi que celle que tu vois n'a que vingt huit ans alors qu'elle en paraît quinze de plus, tu comprendras qu'il fallait bien que tout ce que j'ai vu se marque quelque part, dans les rides précoces d'une peau ternie trop tôt – il y a des choses, comme ça, il faut apprendre à survivre avec, tu ne peux pas leur tourner le dos. La mort des hommes en fait partie, leur mort leur mensonge et leur souffrance. Leur torture, aussi.
Elle dit
regarde, j'ai les mains sales, non, ce n'est pas vrai, c'est encore un mensonge, ce ne sont pas mes mains qui sont sales mais moi, sans distinction, tout en moi est sale tu vois, pourquoi juste les mains ? C'est stupide, on dit toujours ça, comme si tous nos vices trouvaient refuge dans le relief étrange de nos paumes, dans les courbes de notre ligne de vie accidentée – quelque part par là. Mais c'est faux, en réalité, nos immondices ne se cachent nulle part, c'est juste que personne ne sait les voir.
Elle dit
tu es mignon, je suis désolée. Quel âge tu as, la petite trentaine ? Quelque chose comme ça, sûrement – tu es plus vieux et pourtant, tellement plus jeune. Mais as-tu vu la guerre ? Je ne te parle même pas de celle des premières lignes, plutôt des dernières. As-tu jamais vu ces guerres dont personne jamais ne parle, où les adversaires restent irrémédiablement humains ? A l'un contre un. As-tu jamais vu, pris part à cette guerre nécessaire, sans laquelle la victoire serait impossible ?
Elle dit
oui, ce sont des meurtres. Ils me regardent quand je les tue et je vois dans leurs yeux tout ce que leurs lèvres taisent.
Elle dit
ce qu'ils semblent dire, à ce moment-là... je ne te le dirai pas.
Elle dit
et je me suis posé la question, j'ai cherché la réponse et c'est la seule qui me soit jamais venue à l'esprit – ironique, non ? Mais tu ne saurais pas me dire, toi non plus, comment doit-on faire pour retrouver notre innocence. Et ce n'est pas juste, mais il fallait quelqu'un – il fallait ce quelqu'un pour faire ce que je veux que tu fasses, aujourd'hui.
Elle dit
oui, c'est injuste, vraiment injuste. Mais nous vivons dans un monde cruel, tôt où tard il fallait bien que tu l'apprennes, toi qui sembles sorti d'une pub pour je ne sais quelle grande marque avec ton costume fraîchement repassé et ton sourire éclatant – enfin, ce n'est pas vraiment que tu sois en train de sourire. Je ne t'en blâme pas, je comprends très bien qu'avoir un révolver pointé entre les deux yeux ne soit pas particulièrement engageant. Et pourtant, tu ne pleures pas, tu ne gémis pas et cela aussi, cela me plaît énormément. Tout à l'heure, oui, au moment où je t'ai choisi, tu avais l'air heureux, insouciant – en un mot, ignorant. Tu étais là dans ce café désert devant ton verre en plein milieu du jour, je me suis dit que ce serait toi.
Elle dit
vraiment je suis désolée...
Elle dit
c'est cette innocence, vraiment, elle me hante, je n'ai pas de souvenir clair d'elle, j'ignore si je l'ai jamais embrassée mais c'est comme si... comme si quelque part je la connaissais, malgré tout, comme si je voulais la retrouver, encore une fois, une dernière fois, ne plus me sentir coupable. C'est cette culpabilité, aussi, c'est vrai, cette affreuse réalisation de ce que j'ai fait et qui ne peut être effacé. Jamais effacé.
Elle dit
non, tout cela ne partira jamais – il y a ces corps, ces larmes, ces feux jamais éteints, ces destructions, ces cris, ces suppliques « ne me tue pas, ne me tue pas » - comment cela pourrait-il partir ? - les yeux de cet enfant alors que j'interrogeais ses parents, les sanglots et la haine... Je n'en veux plus, je n'en veux plus voilà tout il est trop tard et ma vie s'est finie quand j'ai oublié d'être humaine - maintenant il ne reste plus qu'une seule chose à faire – une toute dernière chose.
Elle dit
ceci est un révolver Colt Anaconda, 44 magnum. Chargé. Il faut juste presser la détente. Ce n'est rien du tout, je le jure, il faut regarder ailleurs et appuyer, le coup partira tout seul.
Et elle pose l'objet étrange sur la table.
Elle dit
je suis tellement, tellement désolée...
Elle dit
mais si tu ne tires pas, c'est moi qui vais tirer.
Elle dit
vraiment, si tu ne tires pas, c'est moi qui vais tirer, je te jure que c'est moi qui vais tirer – non ne pleure pas, c'était mieux quand tu ne le faisais pas. Pense à autre chose, voilà, c'est ça, prend-le entre tes mains, comme ça, exactement, comme dans tous ces films que tu as sûrement dû regarder, si tu ne veux pas voir ne regarde pas, ça ne me gène pas. Et maintenant tire. Tire, sinon je vais le faire – et nous ne souhaitons pas, ni toi ni moi, que je le fasse, n'est-ce pas ?
Elle dit
TIRE, BORDEL, TIRE !
Et le coup part.
Fin.